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Tout a commencé par une promesse. La promesse que se sont faite Isaac Cohen et Jacob Horowitz.

Je nous vois comme si c’était hier. Nous sortions de l’alt shull, la vieille et belle synagogue de Prague dont la légende racontait que les pierres de la genizah provenaient du Temple de Jérusalem. Peut-être était-ce le lendemain de Kippour ? Il faisait beau, quoique le vent d’automne, vif et acidulé, bien commun au mois de Tichri, soufflât sur la Vltava. Ce qui est certain, c’est l’année : 1574 de l’ère chrétienne. Ou, selon notre calendrier, l’année 5334 depuis la création du monde par le Tout-Puissant.

Je traversais le vestibule, un paquet de livres sous le bras comme à l’accoutumée, et m’apprêtais à monter les neuf marches menant à la rue, quand des voix m’interpellèrent.

— David !

Isaac et Jacob me faisaient signe de revenir en arrière, dans la pénombre de la petite pièce où l’on entreposait les chandelles.

— David ! Viens donc, il nous faut tes yeux, tes oreilles et ton cœur !

Le châle de prière qui couvrait leurs épaules donnait à leur démarche une solennité toute particulière. Mais le plaisir qui brillait dans leurs yeux m’assura qu’il ne s’agissait pas d’une affaire grave. Aussi leur répondis-je en plaisantant :

— Croyez-vous que le Pardon me soit déjà si bien accordé qu’on puisse me dépecer sans risque ?

Isaac approchait la trentaine. Petit, le visage aussi rond qu’une lune et sans grande grâce, il était de ces hommes qu’on ne remarque qu’à cause de leur regard. Le sien captivait l’attention par cette lueur amusée qui est le signe de l’intelligence autant que de la gourmandise de vivre. Sa parole possédait le charme d’un grand savoir qui n’amoindrissait jamais sa bonté. Malgré sa silhouette banale, il affichait cette prestance qui ne s’acquiert qu’au sein des familles rompues aux flux et aux reflux du monde.

Quatre ans plus tôt, il avait épousé l’aînée des filles du MaHaRaL, Léa. Une belle personne, douce, sage et fragile. Trop fragile, car les miasmes d’un mauvais automne l’emportèrent avant qu’elle puisse devenir mère. Aussi, au printemps dernier, selon la tradition mais avec un enthousiasme qui ne laissait pas douter de son affection, Isaac avait pris pour épouse la cadette du Maître, Vögele, « oiseau » en allemand. On l’appelait cependant Faïgelé, « petit oiseau » en yiddish. Encore que, moins gracile que sa sœur, elle était plus robuste et d’un esprit plus acéré. Vögele avait hérité du caractère et du corps rayonnant de vie de sa mère, Perl, l’épouse du MaHaRaL.

Ainsi que le dissemblable et les pôles opposés s’attirent et se complètent, Jacob Horowitz était l’exact contraire d’Isaac. Tant pour l’apparence que pour le caractère. Sec, sévère, orphelin depuis longtemps, n’ayant plus pour famille que l’étude et la yeshiva, Jacob arborait une barbe aux reflets roux qui le vieillissait d’une décennie. À le voir, et souvent à l’entendre, il était difficile de croire qu’il venait à peine de fêter ses vingt-sept ans. Il parlait chichement, d’une voix un peu nasale quoique bien assurée. La vivacité de son esprit le faisait déjà estimer de tous, moi le premier, et beaucoup auraient pu prédire qu’il deviendrait maître du Sefer ha Zohar, le Livre de la Splendeur.

Depuis leurs premières années passées sur les bancs d’une yeshiva, Isaac le riche et Jacob le studieux se vouaient une amitié admirable. Tout ce qui les différenciait les rapprochait. Par leur seul exemple, on eût pu croire que Dieu voulait nous montrer la voie de la paix et de la bienveillance entre les hommes.

En signe ultime de cette profonde affection qui les nouait l’un à l’autre, au printemps dernier, alors qu’Isaac épousait Vögele, Jacob s’était résolu, après des années d’hésitation, à prendre pour femme Rebecca, la fille cadette d’un oncle d’Isaac, scellant leur amitié au lien sacré des familles.

Cependant, leurs souhaits pour l’avenir étaient plus ambitieux.

— David, il se passe une grande chose ! Nous voulons que tu en sois le témoin.

— Une grande et belle chose, si j’en crois vos sourires.

— Une grande, belle et merveilleuse chose, s’enflamma Isaac tandis que Jacob approuvait, la barbe vibrante.

— Béni soit l’Éternel ! Cela fait bien longtemps que je n’ai entendu de pareils propos !

Le fait était. Les années sombres succédaient à trop d’années ténébreuses. Vingt mois plus tôt une étoile à longue queue avait occupé le ciel toutes les nuits, sans interruption, jusqu’au dernier printemps. Dans son almanach, Bartholomaus Sculetus, disciple de Paracelse et astrologue de renom qui tenait ses études à Görlitz, avait prédit de grandes catastrophes pour les nations d’Europe et pour les Juifs.

Pour lui donner raison, les chrétiens du pape et ceux de la Réforme se massacrèrent tout l’été dans Paris. Des princes au peuple, tout le monde s’étripait. Le sang de cette folie engendra tant d’autres carnages qu’un livre entier ne suffirait pas à en tenir le compte.

Le souffle de ce chaos se répandit vivement à l’est du Rhin. Là, l’extermination des enfants d’Abraham ne connut aucun frein. Moravie, Bohême, Hongrie. Le feu, le fer, la haine. Tant et tant que ce qui resta des Juifs, ici ou là, n’eut la vie sauve que par la seule volonté de l’empereur Maximilien. Que l’Éternel lui en tienne compte pour l’éternité !

L’effet de cette paix inespérée gagnait Prague depuis peu. On y respirait à nouveau l’air de l’espoir. Avec prudence, comme on ressent le souffle d’une brise auprès d’un feu à demi éteint. Craignant à chaque instant que la fraîcheur qui passait sur nos lèvres n’attisât les braises.

Jacob avait deviné mes pensées.

— Allons, David. N’oublie pas qu’une nuit sans jour et un jour sans nuit n’entrent pas dans la maison de l’Éternel.

— Et voici que vient le jour, ami, renchérit Isaac avec enthousiasme. Vögele et Rebecca vont bientôt nous offrir des enfants.

— Oh ! Voilà la belle nouvelle !

— Dans douze ou vingt mois, précisa Jacob.

— Est-ce à dire qu’elles ne sont pas enceintes ?

— Pas encore.

— Ni l’une ni l’autre ?

— D’ici à vingt mois, elles le seront, répéta Jacob en me lançant ce regard qu’il avait quand on ne le comprenait pas assez vite.

— Bien. Et alors ?

— Alors l’une aura un garçon et l’autre une fille…

— Ou vice versa.

— Bien sûr ! Une fille et un garçon qui seront à leur tour mari et femme. Jacob et moi nous nous en faisons la promesse. Dans vingt ans, nos enfants lieront nos familles.

— Comme le téfiline est lié au bras.

— Et nos petits-enfants seront les fruits de cette promesse.

— Le fruit de notre sagesse d’aujourd’hui, David.

— Et toi, notre ami, tu pourras en témoigner. Si Dieu ne nous accompagne pas jusqu’au moment d’embrasser nos petits-enfants, tu pourras le dire : Jacob Horowitz et Isaac Cohen l’ont voulu.

— Et ils ont été assez sages pour que le Saint-béni-soit-Il le leur accorde.

Tout cela murmuré entre les deux compères avec une agitation extrême, une excitation de bonheur qui les faisait grimacer, portant Jacob dans une exubérance que je ne lui avais jamais connue. J’en restai sidéré. Mon visage ne dut pas montrer l’enthousiasme qu’ils attendaient.

Leurs sourcils se froncèrent en même temps.

— Qu’y a-t-il ?

— Vos enfants ne sont pas nés, mes amis.

— Et alors ? Tu ne nous crois pas capables de faire en sorte que Vögele et Rebecca les enfantent ?

— Bien sûr que si. Mais qui vous dit que l’Éternel vous accordera un fils et une fille et non pas deux filles ? Ou deux garçons ?

Leurs froncements de sourcils s’effacèrent d’un coup. L’un et l’autre rirent de bon cœur.

— David Gans, c’est cela, la promesse ! Nous nous faisons cette promesse, et Dieu, s’il nous en juge dignes, nous l’accordera.

Le visage rond d’Isaac était beau à voir. La moquerie qui frémissait dans la barbe de Jacob me fit rougir. J’inclinai le front.

— Ah, mes amis, pardon de n’avoir pas compris. Me voilà déjà chargé comme un âne pour le prochain Kippour.

Aujourd’hui où je contemple le passé ainsi que l’oiseau découvre sous ses ailes l’ordonnancement des champs et des chemins, je vois les origines et les achèvements. Je sais l’enlacement des causes, ces décisions et ces choix qui creusent, plus étroit au cours de nos ans, le sillon de nos vies.

J’ai appris comment les plus grands bouleversements, magnifiques ou terribles, trouvaient leur source dans un incident insignifiant, ordinaire et vite oublié. Et la vérité, il me faut la dire la plus profonde semence qui conduisit notre Maître, le MaHaRaL, vingt-cinq années plus tard, à affronter l’impossible et à tirer au grand jour l’inouï, fut plantée en cet instant.

Oh, il y aurait tout autant de vanité à affirmer aujourd’hui, après quatre longs siècles, que j’ai eu à ce moment conscience des tumultes et des prodiges à venir. Pourtant, tandis que je baissais la tête pour saluer la joie de mes amis, un souffle aigre effleura ma nuque. Un souffle que je connaissais. Cette haleine du doute et de la crainte qui nous frôle lorsque nous exigeons du Temps, ainsi que des enfants capricieux, un salut qui n’appartient qu’à la course de l’Univers.

N’était-ce pas folie d’engager la félicité d’un homme et d’une femme dont les cœurs ne battaient pas encore ? N’était-ce pas vanité de vouloir diriger l’ordre futur ?

N’était-ce pas oublier que la force et le pouvoir de faire grandir et s’épanouir ne revenaient qu’à Celui qui a dit : « Que la lumière soit ! », et la lumière fut ?

Cependant je cédai devant l’enchantement mutuel d’Isaac et de Jacob. Ma bouche s’accorda à leur plaisir. Je m’en donnais de bonnes raisons. Isaac était un homme sage et savant. Jacob plus sage et plus savant encore. L’un autant que l’autre étaient des hommes pieux, pas moins attentifs que moi au jugement de l’Éternel. Et leur promesse n’était-elle pas, aussi, celle de leur pureté ? Une foi pure dans la bonté de l’Éternel et le soutien de Sa Providence ? Je ne devais pas juger, seulement applaudir et admirer.

Sornettes et dissimulation !

Mon silence possédait des motifs moins nobles et moins modestes. Qu’Isaac et Jacob me choisissent pour témoin de leur bonheur me flattait.

Notre amitié ne connaissait pas un long passé. Leur confiance, celle d’Isaac surtout, m’était chère. Elle attisait mon espoir d’attirer sur moi la bienveillance ombrageuse de son beau-père, mon nouveau Maître, le MaHaRaL.

Je ne fréquentais la yeshiva de rabbi Lœw que depuis vingt mois. Je venais de Cracovie, où le Rema, l’éminent Juste rabbi Moïse Isserles, m’avait accueilli, douze ans plus tôt, avec la patience d’un père. Que sa mémoire soit bénie !

Douze années de studieuse félicité. Torah, Mishna, Guemara, lois de l’astronomie et mathématiques d’Euclide, chemins de la philosophie d’Aristote… Le Rema était un puits de savoir. Sous son aile, j’avais approché les secrets profonds du ciel obscur qui, plus que tout, éclairent notre foyer comme nos cœurs.

Mais douze années d’études n’étaient rien. Je le savais, et mon rabbi le savait aussi. Voir s’ouvrir les portes de la sagesse, c’est voir le seuil où la lumière cède devant l’ombre. Et savoir combien on est ignorant est déjà un grand savoir.

 

Le kabbaliste de Prague
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